SYLVIANE CHATELAIN
LE LIVRE D'AIMÉE
Quand le bonheur de lire vous emporte.
Des pages qui s'avancent dans la respiration d'une fugue: c'est Le Livre d'Aimée, de Sylviane Chatelain.
Mais puisqu'il s'agit dans ces pages d'une petite merveille, d'une grâce d'écriture qui dans sa patience allusive veille au plus proche de la vie: bien sûr que vous allez rejoindre ce livre, et jusqu'aux neiges où il se referme. Dans cette coda de l'hiver où l'énigme du livre, comme de l'existence, reste suspendue. Dans la belle lenteur de son musical cheminement et dans les échos perpétués de ses accords, Le Livre d'Aimée (que Sylviane Chatelain signe notamment après Le Manuscrit et les nouvelles rassemblées dans L'Étrangère) suit la trace d'un autre livre, dans la mise en abyme de cet autre Livre d'Aimée, et d'Aimée justement, dans les temps mêlés où s'accompagnent et se rejoignent la narratrice et le personnage. Et dans ce livre du livre, la lecture est une figure récurrente qui résonne et revient. Il lit et elle « l'écoutait, attentive, sous ses paupières baissées, au cours des mots, à ses lenteurs, ses brusques écarts, ses lueurs, à ce désir venu d'amont qu'il charrie, qui nous traverse et nous emporte vers d'autres mots comme vers le large. »
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT. Coopération
Au moment où le cri et la violence font souvent office de style littéraire, on ne peut que se réjouir à la lecture de Sylviane Chatelain. Ses livres brillent par leur retenue, par leur atmosphère délicate. Après L'Étrangère, recueil de nouvelles paru en 1999, l'auteure jurassienne poursuit avec Le Livre d'Aimée, une oeuvre singulière et envoûtante.
À coups de phrases brèves, Sylviane Chatelain évoque, plus qu'elle ne dit, la souffrance de ceux qui sont privés de livres. Interrogeant aussi les liens entre fiction et réalité, elle aborde à touches discrètes des questions sur le rôle de l'écrivain, sur le bonheur et les difficultés d'écrire. Mais Le Livre d'Aimée est bien loin de toute réflexion intellectuelle. L'essentiel demeure ce climat que Sylviane Chatelain sait instaurer par l'intensité de ses « paysages de mots » et par des images d'une évidence et d'une puissance extraordinaires, comme celle de l'école abandonnée ou de cette mystérieuse fille en robe bleue.
ÉRIC BULLIARD. La Gruyère
L'amateur qui ouvrira Le Livre d'Aimée de Sylviane Chatelain éprouvera de la peine à le refermer avant de l'avoir dévoré jusqu'au bout. Ses phrases denses, se chapitres brefs, son originale façon de passer rapidement d'un thème à l'autre après avoir dit l'essentiel le captiveront. Un vif désir le poussera, non pas de découvrir les rebondissements d'une intrigue mais d'assister au lent dévoilement de réalités perçues d'abord assez confusément.
On pourrait, en effet, comparer cet ouvrage aux tableaux pointillistes de certains peintres néo-impressionnistes. Chaque touche frappe par sa netteté: « C'était l'été. Devant la maison retirée dans la fraîcheur de ses volets clos, le jardin vacillait un peu sous une légère houle d'ombres et de lumière, dans le balancement du soleil émietté par les branches ». Mais les traits se succèdent, se multiplient, se rejoignent, se chevauchent et se juxtaposent de telle manière qu'on ne parvient à saisir clairement la cohérence qu'après avoir pris à leur égard un recul suffisant.
Dans un contexte typiquement jurassien des personnages se précisent ainsi peu à peu. Décrits amplement ou plus rapidement esquissés, tous nous touchent par leur poids d'humanité. Ne partagent-ils pas nos joies, nos peines, certaines de nos découvertes, les blessures qu'infligent à notre besoin de nous sentir aimés les ruptures de la vie, de la mort, des infidélités? Trois figures s'imposent au lecteur avec toujours plus d'évidence: celle de la narratrice, qui s'exprime en disant « je » ; une étrangère soi-disant venue se réfugier quelque temps dans un village de montagne, à propos de laquelle notre romancière ne cesse de fantasmer; Aimée enfin, la petite fille à la robe bleue évoquée par un dessinateur dans un album que la deuxième femme avait acheté naguère dans une librairie.
Le plus intéressant dans ce livre réside peut-être ailleurs. Ses pages nous initient encore au monde secret de l'écriture. Le rôle que joue la maîtrise d'un vocabulaire y est excellemment décrit. Jouant en quelque sorte à cache-cache avec les mots, l'écrivain laisse par leur entremise monter en lui et se répandre sur du papier ses souvenirs. Ceux-ci se rassemblent, se modifient, s'amalgament, se modifient encore pour donner naissance à des êtres imaginés. Ces formes que peuvent prendre les songes d'un créateur se mettent alors à vivre leur existence propre pour (investir, le séduire ou l'irriter, le harceler jusqu'au jour où elles finiront par l'abandonner. « Les rêves nous habitent un instant, ensuite ils nous quittent, même les pires, sans laisser de traces, ou des traces si ténues, de si fines mais douloureuses cicatrices, qu'il vaudrait mieux être capables, dès le matin, de les oublier ».
SAMUEL DUBUIS. Le Passe-Muraille
Comment faire résonner la musique d'une vie, d'un destin humble, obscur, semblable à tant d'autres et pourtant unique? Comment dire que toute existence est précieuse et profondément émouvante au-delà de sa banalité apparente?
Dans son dernier roman, Le Livre d'Aimée, Sylviane Chatelain parvient à un état de grâce et d'équilibre dans la simplicité, à travers une écriture extrêmement dépouillée et elliptique. Elle laisse pourtant éclater à chaque mot une sensibilité à fleur de peau, au plus près des êtres et de leur solitude fondamentale.
Sylviane Chatelain est née à Saint-Imier, vallon au paysage austère et isolé, qui a peut-être contribué à façonner le style de la romancière. La Part d'Ombre fut son premier roman et il parut en 1988. Depuis lors elle a régulièrement publié romans et nouvelles, plusieurs fois distingués par des prix littéraires.
Ici, pas d'intrigue à résumer puisqu'il s'agit d'une histoire simple, celle d'une petite fille puis d'une femme dont la blessure originelle - manque d'amour, sentiment d'abandon, impossibilité d'accéder à la connaissance - la conduit à une solitude de plus en plus profonde. Le relief, l'intensité de ce récit quasi métaphysique découle en grande partie de la construction raffinée du texte, c'est-à-dire de la mise en abyme de l'écriture et de l'emboîtage d'histoires différentes. Ces dernières finissent par se mêler intimement et provoquent le trouble chez le lecteur. Qui est la narratrice, qui est son personnage, qui est Aimée, la mal-nommée? Qui écrit? Finalement, peu importe, car domine bientôt l'impression que ces femmes sont soeurs, possédées par le même mal de vivre, la même mélancolie, la même quête. Pas d'intrigue donc, mais pas non plus de dénouement. Tout reste en suspens entre l'été innocent de l'enfance et l'hiver glacial de l'âge adulte. Le seul véritable dénouement demeure l'effacement, le silence, la mort peut-être. Devant l'énigme de toute vie, l'écriture apparaît alors, salvatrice et purificatrice, comme un moyen de lutter contre le temps et l'anéantissement. Dans ce sens, ce thème devient le coeur du Livre d Aimée.
En artiste subtile, Sylviane Chatelain écrit comme si elle composait de la musique, créant des contrepoints, superposant et mêlant différentes mélodies, répétant et variant les motifs, modulant entre le passé et le présent, tout cela sans jamais se perdre en chemin ni nous lasser. Parce que ses interrogations et ses certitudes nous sont proches: la lecture comme acte de connaissance, de partage et d'émancipation, le douloureux rapport à ses parents, le manque d'amour, la trahison, la mort de ceux que l'on aime, la mémoire et l'oubli et, surtout, l'écrasante solitude de chacun.
Dans leur simplicité, quelques images fortes enluminent Le Livre d'Aimée, ce manuscrit de la vie. Inoubliable la robe bleue de la petite Aimée, éclairant la blancheur du récit d'une lueur mystique. Inoubliables la lourde cape noire s'abattant sur la frêle novice, le brasier alimenté par des livres dans la cour de l'école abandonnée ou la figure du grand-père à l'agonie.
J'aime l'écho existant parfois entre deux livres, pourtant éloignés l'un de l'autre. Ma lecture terminée, j'ai pensé spontanément à Pays de Neige, le poignant roman de l'écrivain japonais Kawabata. J'ai retrouvé chez S. Chatelain la même empathie pour ses personnages, alliée à une sensibilité presque orientale au paysage et aux éléments naturels en tant que miroir de l'âme. A mes yeux, la littérature devrait demeurer ce lieu magique où écrivains et lecteurs se rejoignent par-delà leurs différences pour mieux affirmer leur destin commun de simples mortels.
CHANTAL CALPE-HAYOZ. Le Jura Libre